Diodore de Sicile et le "Tombeau d’Osymandyas"
Traduction : André Bataille (Les Memnonia, RAPH 23, IFAO, Le Caire 1952, pp. 123-139) ; Angelo Sesana et Christian Leblanc («Les sources grecques et les colosses de Ramsès-Rê-en-Hekaou et de Touy, au Ramesseum», Memnonia, IV-V, Le Caire 1994, pp. 71-101).
Dès les environs du vie siècle avant notre ère, en raison d’une véritable soif de curiosité et de connaissance, l’Égypte attira d’illustres voyageurs étrangers, tels les philosophes grecs Thalès de Milet, Platon et Démocrite d’Abdère. Bien qu’il soit venu un peu plus tard, — c’est-à-dire dans le courant du iiie siècle avant notre ère, — Hécatée d’Abdère, géographe, historien et logographe ionien de grande renommée, est, en fait, le plus ancien, après Hérodote, à nous avoir laissé les traces d’une œuvre rédigée à la suite de son séjour dans la Vallée du Nil. C’est ce recueil, connu sous le nom de Aigyptiaka, dont quelques fragments ont été retrouvés, qui servit à Diodore de Sicile, lui-même historien, pour écrire notamment les chapitres XLVII-XLIX du Livre I de sa Bibliothèque Historique.
On sait que Diodore de Sicile effectua son voyage en Égypte au moment de la 180e Olympiade (60-57 avant notre ère). Il nous le précise dans son introduction, tout en laissant même entendre qu’il a visité Thèbes, exploré la Vallée des Rois, à propos de laquelle il signale d’ailleurs que la «plupart [des tombeaux] avait complètement disparu à l’époque où nous nous sommes rendus en ces lieux» (I, XLVI,7). Si, comme il semble le dire, Diodore a étendu son périple jusque dans le Sud, il est très vraisemblable qu’il a vu le célèbre «Tombeau d’Osymandyas», puisque celui-ci se trouvait sur le chemin qui devait le conduire aux syringes royales. Voici la relation qu’il nous en a laissé :
Bibliothèque Historique. Livre I, XLVII-XLIX.
L’œuvre originale de Diodore de Sicile, qui comptait quarante livres d’une histoire universelle, depuis les origines jusqu’à la conquête de la Gaule par César, est perdue. Elle nous est cependant parvenue, grâce à plusieurs copies. Il s’agit notamment des recueils suivants : Codex Vindoboniensis 79 (xie siècle), Codex Vaticanus (xiie siècle), Codex Coislinianus, Codex Mutinensis et Codex Venetus (ces trois derniers étant datés du xve siècle).
Chapitre XLVII, 1-6
“(1) C’est ainsi que dix stades plus loin que les premiers tombeaux , où la tradition place la sépulture des pallacides de Zeus (i.e. divines adoratrices d’Amon, dont les chapelles funéraires se trouvaient à Medinet Habou), on dit qu’il y eut le monument d’un roi nommé Osymandyas (i.e. Ousermaâtrê/nom de couronnement de Ramsès II). À l’entrée se trouvait un pylône de pierre peinte long de deux plèthres, haut de quarante-cinq coudées (1 coudée grecque = 44,30 cm). (2) Quand on passait ce pylône on trouvait un péristyle carré en pierre, dont chaque côté mesurait quatre plèthres. Il était soutenu, en guise de colonnes par des personnages monolithes de seize coudées, traités dans l’ancien style (i.e. il s’agit des piliers osiriaques qui bordaient le portique nord de la première cour du Ramesseum); le toit tout entier, sur une largeur de deux brasses, était monolithe ; il était peint d’étoiles sur fond bleu. À la suite de ce péristyle, on retrouvait une seconde entrée et un pylône en tout semblable au premier, mais des reliefs de toute sorte en rendaient le travail plus soigné. (3) Près de l’entrée, il y avait trois statues taillées dans un même bloc de pierre noire de Syène (i.e. Assouan) et dont l’une, assise (i.e. colosse de «Ramsès-Soleil-des-Princes»), était la plus grande de toutes celles d’Égypte : le pied de celle-ci, mesuré, dépassait les sept coudées (soit 44,30 cm x 7 = 3,10 m). Les deux autres étaient près de ses genoux, l’une à droite, l’autre à gauche, fille et mère (sous-entendu, du roi) ; par la taille, elles étaient inférieures à la précédente (i.e. statues en haut relief, de Nefertari et de Touy, qui bordaient le colosse de Ramsès). (4) Cette œuvre n’était pas seulement digne de mention en raison de sa grandeur, mais la technique, hors du commun, en était admirable et la pierre d’une qualité exceptionnelle, car, pour une telle taille, on n’y observait ni fissure, ni impureté. Elle portait une inscription : «Je suis Osymandyas, Roi des Rois ; si quelqu’un veut connaître ma grandeur et (savoir) où je gîs, qu’il essaie de surpasser l’une de mes œuvres». (5) Il y avait encore une autre statue de sa mère, toute seule (i.e. isolée), haute de vingt coudées et monolithe. Elle portait sur la tête trois insignes royaux, qui indiquaient qu’elle était à la fois fille, femme et mère de roi (i.e. il s’agit du colosse de Touy, mère du roi, qui jouxtait le colosse de Ramsès II, côté sud). (6) Après le pylône était un péristyle, plus mémorable que le précédent. Il s’y trouvait des reliefs de toute sorte qui représentaient la guerre que le roi soutint contre les Bactriens révoltés (i.e. le sujet est, en fait, la bataille de Qadech menée en l’an 5 du règne de Ramsès II contre la confédération hittite) ; contre eux il était parti en expédition avec 400.000 fantassins et 20.000 cavaliers; il avait divisé la masse de son armée en quatre corps, tous placés sous les ordres de fils du roi”.
Chapitre XLVIII, 1-6
“(1) Sur le premier mur le Roi était représenté en train d’assiéger des fortifications entourées par un fleuve (i.e. citadelle de Qadech en bordure d’un bras de l’Oronte) et de combattre au premier rang contre quelques adversaires. Un lion était à ses côtés et la bête féroce le secondait dans la lutte d’une manière effrayante. Ce lion, il y avait deux façons de l’interpréter. Les uns disaient que c’était un véritable lion apprivoisé, élevé par le roi, qui combattait avec lui dans les batailles et qui mettait en fuite ses adversaires grâce à sa vigueur ; les autres racontaient que le roi était hardi et présomptueux à l’excès, qu’il voulait faire son propre éloge et que par l’image du lion il avait symbolisé son état d’âme. (2) Sur le deuxième mur on avait sculpté les prisonniers de guerre, conduits par le roi et privés de leur sexe et de leurs mains (i.e. la tradition guerrière égyptienne voulait que l’on coupe une main ou le phallus sur les adversaires morts sur le champ de bataille) ; par là on voulait, semble-t-il, faire entendre que leurs âmes manquaient de virilité (i.e. sans virilité morale) et qu’ils ne tenaient pas la main aux travaux dangereux (i.e. sans bras/sans courage dans les actions périlleuses). (3) Le troisième mur portaient divers reliefs et de belles peintures qui montraient les sacrifices du Roi et sa pompe triomphale au retour de la guerre. (4) Au milieu du péristyle, on avait construit un autel découvert (i.e. en plein air ; on en a jamais retrouvé la moindre trace), en très belle pierre, très remarquable par l’exécution et de dimensions surprenantes. (5) Contre le dernier mur se trouvaient deux statues assises ; elles étaient monolithes et mesuraient vingt-sept coudées (i.e. l’une, à gauche de l’escalier axial est celle que l’on désigne encore aujourd’hui sous le nom de « Jeune Memnon » ; l’autre, qui prenait place à droite de l’escalier, a pratiquement disparu, excepté la tête exposée sur place). À côté de ces statues trois entrées permettaient de quitter le péristyle et menaient à une salle hypostyle, construite en forme d’odéon ; chaque côté mesurait deux plèthres. (6) Là, il y avait une multitude de statues en bois, figurant les gens qui avaient des procès, les yeux tournés vers ceux qui prononçaient les sentences. Ces derniers étaient sculptés sur un des murs ; ils étaient au nombre de trente. Au milieu d’eux, le Grand Juge portait l’insigne de la Vérité suspendu à son cou, les yeux fermés. Près de lui étaient déposés de nombreux livres. Ces figures exprimaient par leur aspect que les juges ne doivent rien recevoir et que le Grand Juge ne doit regarder que la vérité”.
Chapitre XLIX, 1-6
“(1) Il y avait ensuite un promenoir plein de salles de tout genre où l’on avait représenté des aliments d’espèces variées, les plus agréables au goût (i.e. chambres et reposoirs longeant la grande salle hypostyle du temple). (2) On y rencontrait le roi, figuré en relief et en couleurs, apportant au dieu l’or et l’argent qu’il recevait chaque année des mines d’argent et d’or de toute l’Égypte ; on avait au-dessous inscrit le montant: le total, exprimé en argent, s’élevait à trente-deux millions de mines. (3) Il y avait ensuite la bibliothèque sacrée (confusion de Diodore, cette salle était, en fait, réservée à la glorification des dieux du Sud et du Nord : elle porte aujourd’hui le nom de «salle des litanies») ; son inscription portait : «Clinique de l’âme». Tout près de cette pièce, tous les dieux d’Égypte avaient leurs images ; le roi leur apportait, comme plus haut, les présents qui convenaient à chacun, comme pour prouver à Osiris et à ses assesseurs des Enfers qu’il avait vécu jusqu’au bout en exerçant la piété et la justice à l’égard des hommes, comme à celui des dieux. (4) Contigüe à la bibliothèque, une salle construite avec soin, de taille à contenir vingt lits (i.e. le sanctuaire du Ramesseum), renfermait les images de Zeus (i.e. Amon), de Hêra (i.e. Mout) et aussi du Roi (i.e. Ramsès II). C’est là également, pensait-on, que le corps du Roi était enterré (raison pour laquelle le monument est présenté comme un tombeau, mais Osymandyas/Ramsès II reposait, en fait, dans une «demeure d’éternité» de la Vallée des Rois). (5) Tout autour de cette salle était disposée une multitude de pièces (i.e. chapelles de culte bordant le sanctuaire, au sud comme au nord), qui contenaient les belles représentations peintes de tous les animaux consacrés en Égypte à une divinité. De ces pièces, on pouvait monter sur le toit entier du tombeau. Au bord de cette montée on trouvait, au-dessus du monument, un cercle en or, de 365 coudées de circonférence et d’une condée d’épaisseur. On y avait inscrit, en divisions d’une coudée chacune, les jours de l’année. On avait ajouté les levers et les couchers des astres, tels qu’ils résultent de leurs natures propres, ainsi que les influences que déterminent ces phénomènes, selon les astrologues égyptiens. Ce cercle, on disait que Cambyse (i.e. Cambyse II, roi de Perse, qui conquit l’Égypte et fut sacré pharaon) et les Perses l’avaient pillé aux temps où ce prince fut le maître de l’Égypte (premier roi de la XXVIIème dynastie, Cambyse II régna sur la Vallée du Nil de 525 à 522 avant notre ère). (6) Voilà donc ce qu’était, dit-on, le tombeau du roi Osymandyas. Il paraît l’avoir emporté de beaucoup sur les autres non seulement par les dépenses qu’on y consacra, mais encore par le talent des artistes qui le réalisèrent”.